Pourquoi est-ce qu’on appelle pas (plus) nos aînés ? Un Brin de Causette

Pourquoi est-ce qu’on appelle pas (plus) nos aînés ?

Pourquoi est-ce qu’on appelle pas (plus) nos aînés ? La question peut paraître saugrenue. Irréelle. Insolente. Déconnectée. Mais interrogez autour de vous, et vous verrez que le monde se divise en deux catégories (comme disait le Bon) : ceux qui appellent les parents / grands-parents, et ceux chez qui la question provoque gêne et embarras… Faites-le test, vous verrez !

Alors pourquoi ? Parce que nous sommes des enfants égoïstes et indignes ? Parce que nous sommes surmenés par nos vies entre activités professionnelles et privées ; encore ce foutu CR à taper et les slides à lui envoyer (elle peut pas se les faire elle-même ?!! 💥🧨⚡), faut que je passe à la pharmacie, n’oublie pas de récupérer Sophie à la danse, j’ai récupéré le colis du voisin, qu’a dit Castex sur les vacances ?, dinde ou chapon cette année à Noël ?, t’as pensé aux sacs pour l’aspirateur ?

C’est vrai, on ne peut pas tout à fait écarter l’égocentrisme, ni les turbulences de notre quotidien. Mais suffisent-ils à résumer notre inaction partielle ? Ce n’est pas qu’on les appelle jamais nos aînés, mais bon, on pourrait objectivement booster la fréquence des appels. Peut-on soupçonner (oui on le soupçonne, fortement même) qu’il puisse y avoir des raisons moins apparentes, mais plus profondes, qui nous freinent dans nos élans vers nos aînés, et qui ne facilitent pas une communication fluide ?

Aussi, Un Brin de Causette a investigué pour vous. Nous avons porté cette question devant des spécialistes : un psychologue, une gériatre et une papoteuse.

 

L’avis du psy – Hugues de Charon, Psychologue Clinicien

 

UBDC : Qu’est-ce qui fait que le dialogue intergénérationnel n’est pas évident pour tout le monde ? Pourquoi est-ce qu’on appelle pas (plus) nos aînés ? 

HDC : Chaque génération s’associe à l’environnement dans lequel elle évolue, y compris l’environnement technologique. Cette projection sur le monde extérieur rapproche des personnes, celles d’une même génération, par exemple. Mais Inversement elle va avoir tendance à séparer, ou au moins à créer une distanciation entre les générations. Il existe des personnes âgées très technophiles, bien sûr. Mais il existe aussi des personnes qui ont « décroché » de la technologie avec le minitel, par exemple. Puisque les usages quotidiens définissent aussi en partie qui nous sommes, le fait de ne pas partager les mêmes pratiques quotidiennes peut être un premier facteur qui ne facilite pas la communication intergénérationnelle. Un écart existe, il faut l’entendre.

 

UBDC : Des raisons plus profondes ? intimes ?

HDC : Chacun doit aussi faire le deuil de son parent « superhero ». Nous sommes tous adultes, bien entendu, et nous avons tous accepté que notre papa ne soit pas le plus fort du monde, ni maman la plus belle de l’univers… Mais en chacun de nous persiste une part d’enfance nostalgique de cet âge d’or où les parents incarnaient tous les superlatifs. Et bien que nous nous soyons résolus à admettre la « normalité » de nos parents, plus l’avancée en âge les diminue, plus ce souvenir est difficile à gérer.

Personne n’aime voir les capacités des ses parents s’effondrer, la dépendance s’installer. Il faut faire le deuil de son parent idéalisé. Lui qui était si fort, même si je n’ai plus 8 ans, je dois faire le deuil qu’il n’est plus aussi invincible que ce que je pensais, idéalisais. Cela brise le mythe et c’est douloureux. Donc on va parfois, en fonction des personnes, avoir tendance à éviter les appels, comme pour fuir une douleur. Et dans le cas d’un parent dépendant, les rôles se sont souvent inversés ; cette mécanique là effraie beaucoup.

Last but not least, mettre les personnes âgées à distance, c’est aussi le moyen de se protéger symboliquement pour les enfants qui ne sont pas très à l’aise avec la maladie, le vieillissement et la mort. La mise à distance est un moyen de se préserver de la peur de la perte.

 

UBDC : On n’est donc pas toujours dans un rapport à l’autre ?

HDC : Disons que lorsque l’on porte un regard sur l’autre, c’est un regard que l’on porte aussi sur moi-même. A chaque fois que l’on va constater une particularité de la personne âgée, cela nous renvoie à notre propre personne et à nos propres angoisses. Certains sont très sereins, pour d’autres c’est plus compliqué.

Enfin, on pourrait évoquer l’image que l’on se fait de nous-même, idéalement celle de l’enfant parfait… et là encore, on va rentrer dans les subtilités de la culpabilité, mais c’est un autre sujet.

 

UBDC : Culpabilité des enfants ?

HDC : Des enfants oui, mais pas uniquement. Les enfants vont culpabiliser de ne pas être à la hauteur, mais les aînés vont culpabiliser de dépendre des enfants, de peser sur eux. A l’inverse, il y a aussi des personnes âgées qui vont volontairement culpabiliser leurs enfants pour s’attirer leurs faveurs.

D’une manière générale, dans toute relation il y a un triple mouvement : donner, recevoir et rendre. Pour répondre à la question de départ Pourquoi on n’appelle pas nos aînés ?, c’est souvent parce que l’équilibre est perturbé entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit, et lorsqu’il y a des enjeux affectifs entre les personnes (comme dans une famille), c’est toujours plus compliqué. L’introduction d’un tiers est parfois une bonne solution, bénéfique pour tous, qui permet de prendre de la distance et être moins dans l’affect.

 

Le diagnostic de la gériatre – Claire Brémeau

 

UBDC : Que pouvez-vous nous dire au sujet du lien social chez les personnes âgées ?

CB : Tout d’abord, vous avez raison de parler de lien social au sens large et de ne pas le limiter au lien familial. Il faut bien comprendre qu’un parent dépendant représente une charge parfois très lourde pour les enfants. En cas de dépendance, les contacts sont parfois bien meilleurs avec les infirmières ou avec les personnes qui apportent les repas, et d’une manière générale plus simples, dans bien des cas, avec les personnes extérieures à la famille.

Hors famille, ça se passe mieux souvent parce que les conflits familiaux sont absents. Des relations très belles se créent spontanément, parce que tout le conflictuel familial n’est pas pris en compte. Ces relations sont souvent plus neutres. Et souvent les parents se livrent plus facilement à des tiers. Il est fréquent que des dames de compagnies apprennent aux enfants des anecdotes qu’ils ne connaissaient pas sur les parents…

Il y a aussi des enfants qui vont trop s’investir ; et il y a une limite dans la prise en charge de ses parents. Ce n’est pas nécessairement aux enfants de laver les parents, par exemple. C’est très compliqué de vivre l’inversement des rôles.

Mais qu’il soit familial ou simplement amical, préserver un lien reste primordial.

 

UBDC : Quelles sont les conséquences sur l’état général d’une personne âgée lorsque le lien social se trouve fragilisé ?

CB : L’interaction sociale est indispensable pour un vieillissement réussi. La perte du lien social et familial accélère le déclin, et la désescalade est très rapide. Schématiquement, la perte de lien social entraîne une chute de moral, entraînant elle-même une perte d’appétit (on constate par exemple que les personnes âgées mangent davantage en présence de leurs proches), conduisant à la dénutrition. Rapidement les personnes dénutries ne peuvent plus marcher. Elles peinent littéralement à mettre un pied devant l’autre.

Lorsque l’on n’est plus mobile, les interactions sont limitées et on assiste généralement à un appauvrissement du vocabulaire – du langage, de nouveau à une baisse de moral (c’est un cercle vicieux en quelques sortes) et parfois même à l’apparition d’anxiétés. Sur l’apparition des troubles de la mémoire, par exemple, on voit nettement la différence entre les personnes seules et celles qui ont des liens (favorisés par la mobilité). In fine, la cognition est une fonction complètement liée à la mobilité. Faute de bouger, le déclin se généralise, c’est ce que l’on appelle la cascade gériatrique.

Cela a d’autant été plus frappant lors de l’épidémie liée au coronavirus, les patients hospitalisés qui n’ont plus eu le droit aux visites se sont très vite altérés. Certains ce sont littéralement laissés mourir ce qui se conçoit assez naturellement lorsqu’on est une personne âgée et isolée.

 

UBDC : Si on comprend bien, le lien social favorise l’appétit ?

CB : Oui c’est exactement cela. Et la bonne nouvelle c’est que c’est réversible ! On peut efficacement et durablement relancer la machine. Le rétablissement de liens sociaux améliore le moral, la nutrition et donc la marche, la cognition et l’état général.

La désescalade est très rapide. Mais elle est réversible !

 

Le constat de la papoteuse – Patricia Faitout

 

UBDC : Comment définissez-vous les liens qui se tissent entre vous et les personnes âgées que vous appelez ?

PF : Ce sont des liens forts parce qu’ils sont à la fois neutres et, bien que loin d’être sans affect, ils sont sans la charge d’un investissement affectif familial. Je ne suis ni la fille que l’on ne veut pas inquiéter ou décevoir, ni le médecin ou le psy qui peuvent faire peur et dont on peut éventuellement se méfier. On peut tout me dire, je ne juge pas et je ne rapporte pas ! Hier encore, une dame me parlait de ses contrariétés liées au changement de son aide-soignante.

Certains me parlent de leurs inquiétudes, ou de leurs angoisses (qu’ils préfèrent généralement cacher à leurs enfants). D’autres de leur vie amoureuse (parfois encore très active) qu’ils veulent également dissimuler à la famille, quoique pour d’autres raisons !

Pour répondre à votre question, je dirais que les liens sont avant tout humains. On fonctionne beaucoup à l’empathie.

 

UBDC : Diriez-vous que vous suppléez aux familles ?

PF : Absolument pas ! Que les familles soient très présentes ou complètement absentes, elles sont uniques et restent irremplaçables. Mon rôle n’est pas de recréer un lien familial, mais plutôt de permettre à la personne âgée d’avoir non pas un jardin secret – il ne s’agit pas d’avoir une double vie – mais une vie épanouie, autonome, à soi.

 

UBDC : Qu’est-ce qui vous étonne encore ?

PF : Je reste fascinée par deux choses. D’abord, je suis toujours étonnée de constater à quel point le lien est étroitement lié à la récurrence. Vous croisez une dame un jour dans l’ascenseur, ce ne sera qu’une rencontre fugace. Vous la croisez tous les jours pendant trois semaines, et elle devient une familière. Encore quelques semaines et vous êtes intimes. C’est un peu étrange finalement, mais c’est humain, c’est ainsi que nous sommes faits. On se parle plusieurs fois et comme par magie, la mayonnaise prend.

La seconde chose qui continue de m’émerveiller, c’est la richesse de nos vies à tous. Je suis une bavarde et j’en ai « vécu » des conversations. Ça m’épate encore de découvrir tout ce que les uns et les autres vivent ou ont vécu. Nos vieux tout particulièrement sont des mines d’or d’anecdotes passionnantes.

« Être vieux, c’est un état d’esprit… Et je me félicite tous les jours que la plupart des personnes âgées n’ont pas ce travers. »

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